Paul et Vanessa . Chapitre XVII. Dénouement .

Le lendemain matin, Paul hésite à revoir à la baisse le plan de randonnée qu'il avait prévu pour épuiser Virginie. Satisfaire l'appétit insatiable de Sylvie la nuit, affaiblir Virginie par de longues marches en raquettes le jour tout en gardant suffisamment d'énergie pour affronter dignement une éventuelle controverse intellectuelle le soir, cela n'est indéniablement pas tenable dans la durée. Ne plus être à la hauteur face à Virginie, qu'il avait autrefois subjuguée, serait une déchéance insupportable. Paul est nerveux. Puis se décide.  Ce sera le jet de la Bourrique, Monica sera comblée. Avec la neige, c'est très osé, mais tant pis.

Préparatifs dès huit heures du matin. Virginie et Monica ont déjà utilisé des bâtons de marche mais jamais de raquettes. Une bonne demi-heure de consignes pour l'initiation est nécessaire, en particulier sur la façon de charger son poids dans les pentes, sur l'avant des raquettes dans les montées, face à la pente dans les descentes, raquettes parallèles, en chargeant cette fois l'arrière.

Virginie et Monica sont très attentives, la météo prévoit une journée ensoleillée, Paul est confiant.

Hélas, Paul a pêché par excès d'optimisme. Si Monica s'est accoutumée très rapidement aux raquettes, il n'en fut pas de même pour Virginie. Après à peine un kilomètre parcouru laborieusement en plus d'une heure, dès la première montée, ce fut la chute. Virginie mordit la neige et se releva le visage blanchi par les restes de poudreuse collés à son maquillage. Monica lui porta secours, essuya avec son gant le visage dégoulinant de sa mère et Paul se contenta d'observer la scène sans prononcer un seul mot de réconfort.  Plus de peur que de mal donc. Mais la technique du "taillage de marches", raquette pointant vers le bas, n'avait visiblement pas été assimilée.

Deuxième  kilomètre en moins d'une demi-heure. Paul a fait comprendre à  Virginie qu'il fallait absolument accélérer l'allure, la boucle de la randonnée totalisant huit kilomètres. 

Virginie obéit et donne son maximum. 

Deuxième pente, en descente cette fois, deuxième chute.

Cela semble plus sérieux,  Virginie ne se relève pas,  reste immobile à plat ventre dans la neige. Monica est loin devant, Paul est donc contraint de ceinturer et d'étreindre Virginie pour l'aider à se relever. Paul et Virginie enlacés dans la neige, la charge émotive fut très  intense pendant un instant. Virginie reprit rapidement ses esprits, remercia Paul courtoisement et déclara forfait.

J'abandonne, c'est trop difficile. 

-D'accord mais Monica est déjà tout en bas de la descente, il nous faut absolument  la rejoindre, je n'ai pas de téléphone pour la prévenir que nous faisons demi-tour.

Enlève tes raquettes ! 

-Quoi ?

-Quand c'est bien dur, il faut les enlever.

Tu marches à tout petits pas derrière moi et si tu te sens glisser, n'hésite pas à t'accrocher à moi et s'il le faut, à te jeter sur moi. 

À ce rythme d'escargot, il leur fallut une demi-heure pour rejoindre Monica qui s'était enfin arrêtée pour les attendre et qui fut très déçue d'apprendre la décision de rebrousser chemin. Elle ne verra pas le Saut de la Bourrique aujourd'hui.

Le retour au domicile se passa sans autres anicroches, Monica ouvrant la marche en éclaireur, Virginie la fermant, collée à Paul .

Ils arrivèrent en début d'après-midi, au grand étonnement de Sylvie qui remarqua tout de suite les taches sur les vêtements de Virginie ainsi que sur ceux de Paul.

Paul expliqua qu'ils étaient insuffisamment préparés aujourd'hui, Virginie a besoin de se perfectionner dans le maniement du bâton sur terrain dur, mais qu'ils allaient persévérer, pas question qu'ils restent sur un échec .

Au repas du soir, Virginie, parfaitement remise de ses émotions, tenta une nouvelle fois de diriger la conversation et l'orienta plus précisément  vers l'apport historique des Vosgiens à la nation. 

La principale personnalité évoquée fut Jules Ferry .

Virginie commença par des questions toutes simples

Ce grand homme est né tout près d'ici, je crois ?

Sylvie se garde bien d'intervenir - chat échaudé craint l'eau froide, elle a décidé de se contenter de compter les points. C'est Paul qui répond.

-Oui, oui, il est  issu d'une riche famille de libres penseurs de Saint-Dié-des-Vosges, à trente km de Gérardmer. 

Sylvie ose :

Qui sait qu'il fut à l'origine de  la création d'une École normale supérieure féminine à Sèvres et d'une agrégation féminine, en 1879 ? En avance sur son temps, non ?

Virginie semble, dans un premier temps, moins à l'aise que lors de la discussion plus générale de la veille. Mais elle se reprend.

"Et à Madagascar, vous connaissez l'oeuvre de Ferry à  Madagascar ? 

-Euh, non.

-Eh, bien je vais vous le citer :

"Les races supérieures ont le devoir de civiliser les races inférieures "(...) Les colonies sont pour les pays riches, un placement des capitaux des plus avantageux. (…) C’est pour cela qu’il nous faut Madagascar et que nous sommes à Diego-Suarez et que nous ne les quitterons jamais ".

Paul:   "Et alors ?"

Sylvie : "Et alors ?"

Paul : " Bon, OK, Jules Ferry était un sale athée qui se croyait de "race supérieure". Désolé Virginie, mais on n'a rien de mieux à te proposer parmi les célébrités vosgiennes. Obligé de lutter contre l'âpreté du climat, la rudesse de la terre, le Vosgien n'a pu développer chez lui de brillantes qualités de l'imagination. On parle d'autre chose ? Demain, c'est Noël, on ne peut pas  prendre de risques avec une nouvelle randonnée. Je propose une séance d'entraînement au maniement du bâton sur neige dure autour du lac. C'est indispensable si on veut pouvoir faire une deuxième tentative du " Saut de Bourrique." Monica est dispensée, elle a la technique d'un pro. Tu nous accompagnes, Sylvie ?"

- Je ne peux pas , j'attends plusieurs livraisons de traiteurs dans la journée.

Deuxième nuit difficile pour Paul. Dans la chambre conjugale, Sylvie, furieuse, laisse éclater sa colère. 

C'est la deuxième fois qu'elle nous bassine avec ses références historiques. Son père a été Ambassadeur à Madagascar juste après l'indépendance, alors que le poids de la France était encore écrasant, cette hypocrite jouit aujourd'hui de la fortune de son ex-époux descendant de planteurs de canne à sucre qui ont exploité des esclaves pendant plus d'un siècle et elle ose prétendre se poser en donneuse de leçons en insultant la mémoire de Jules Ferry ?

 Et tu la laisses parler sans protester?

Pire, le jour de Noël, pendant que son épouse prépare la table et la décoration pour la veillée, Monsieur a l'intention de donner des cours de maniement du bâton à sa Réunionnaise préférée. Pince-moi, Paul, pour que je revienne à la réalité, le cauchemar est insupportable et a assez duré." 

Paul reste muet, recroquevillé dans son lit, en position foetale.

Et épargne-moi ce regard de chien battu !”

Paul ne sait comment s'y prendre pour calmer Sylvie. 

Nous sommes dans une impasse, je veux bien le reconnaître, mais je persiste à  penser que la stratégie de l'épuisement en randonnant à fond dans les sentiers enneigés est la seule possible. Les cours de maniement du bâton sont bidons, je te le concède, mais ils sont destinés à lui faire croire qu'elle progresse afin qu'elle se relance imprudemment dans la boucle du Saut de la Bourrique qui n'est pas de son niveau.

Elle a fait deux chutes dans le premier quart de la boucle, qui est le plus facile, elle en fera d'autres lors de don deuxième essai, c'est certain. Elle va mordre la neige de plus belle, Sylvie.

-Oui, je veux que tu l'épuises. Aujourd'hui, c'était raté. Demain, autour du lac, je ne vois pas ce que tu peux faire...

-J'y arriverai, je te le promets, Sylvie.

Le lendemain, autour du lac, tout le monde a voulu se joindre à la sortie, Monica, mais aussi Antoine et Stéphanie. Les plans que Paul avait concoctés pendant une bonne partie de la nuit tombèrent à l'eau. Paul est quand même plus ou moins parvenu à  "briefer " Virginie pour qu'elle cesse de critiquer les Vosges et les Vosgiens devant Sylvie. 

Repas de Noël. 

Le champagne - Drappier cuvée Charles de Gaulle rappelons-le, produit ses effets. 

Virginie, dans le but de se racheter sans doute, fait l'éloge de la "vosgienne"Jeanne d'Arc.

Sylvie ne peut s'empêcher d'éclater de rire, de tout son saoul. 

-Voyons, voyons, Virginie, si Domremy fait aujourd'hui partie du département des Vosges, ce n'était évidemment pas le cas du temps de Jeanne, ce village appartenait au duché de Bar. S'il faut associer Jeanne d'Arc à un département de la France actuelle, ce qui n'a vraiment pas beaucoup de sens, alors elle est meusienne peut-être, mais certainement pas vosgienne !

Quelle rigolade ! Sans le secours de Paul qui fit tout pour contenir son épouse, celle-ci aurait roulé sous la table.

À la fin du repas et quelques verres de vin plus tard, Virginie, pas découragée le moins du monde par sa première bévue demanda si la tradition de déposer un verre de lait devant la porte des maisons en guise de remerciement pour les cadeaux déposés pendant la nuit par le père Noël, était toujours en vigueur dans les Vosges.

Et cette fois, Sylvie tomba de sa chaise et rit à gorge déployée. 

-Grave confusion entre Noël et la Saint-Nicolas, Virginie !

C'est pour la Saint Nicolas qu'on préparait un verre de lait et une carotte pour l’âne !

Offrir une carotte au père Noël, quelle idée saugrenue ! Il le prendrait, sans aucun doute, très mal !

Vingt-cinq décembre au matin. Ouverture des cadeaux.

Paul est très impatient de savoir ce que contenaient les valises si lourdes qu'il a dû  transporter avec difficulté dans la chambre des invitées à leur arrivée. 

Amère déception : Des pierres fines de Madagascar, un cendrier en bois silicifié, un énorme jeu de solitaire malgache, une carapace de tortue verte de Mayotte, mais rien, vraiment rien qui fasse rêver ou simplement sourire. Ses références historiques ont pu faire illusion le premier jour, mais en réalité  le bagage culturel de Virginie comporte de graves lacunes. Douze mille kilomètres pour amener des pierres dans les Vosges, Paul ne l'avait pas imaginé. Béryl, tourmaline, topaze, quartz rose, améthyste, Sylvie et Stéphanie, pourtant, semblent ravies et se les disputent comme si elles partageaient un butin. 

 Virginie et Monica paraissent également satisfaites de leurs tissus vosgiens.

Antoine s'en fout. Paul, lui, sa carapace de tortue sur les bras, est triste. Jeu de solitaire, tortue, quel est le message ? Une simple bouteille de rhum arrangé, de Saint-Paul, pour l'intention, aurait suffi.

Deuxième tentative au Saut de la Bourrique.

Hélas, la température est remontée, la neige est moins dure et aussi  moins glissante. Virginie a marché à tout petits pas derrière Paul et est parvenue  à ne pas perdre l'équilibre une seule fois. Six heures tout de même, pauses comprises, pour boucler les huit kilomètres mais Virginie a tenu bon.

Paul est déçu.  Son plan a échoué. Virginie n'est pas épuisée et elle a le temps de récupérer complètement pour le repas du soir. Sylvie va être furieuse. 

Antoine et son épouse sont repartis chez eux.

Paul sera seul avec trois femmes ce soir.

Paul a peur.

Pour le repas redouté, Paul a prévu un Pommard 1973 , Sylvie adore les vins de Bourgogne, il ne faut pas la contrarier ce soir.

Dès le début du repas, Paul fut rassuré. Virginie, après sa réussite au Saut de la Bourrique, arriva à table épanouie comme elle ne l'avait jamais été, souriante, détendue et intarissable d'éloges envers la" maîtresse de maison"- c'est l'expression qu'elle employait.

Quelques verres de Pommard plus tard :

-Ah, ce saut de l'Âne m'a fait un bien fou. Endorphine ou dopamine, je ne sais, mais quelle jouissance !  Après l'enfer de l'été tropical, ces ascensions dans les hauteurs géromoises sont une cure de jouvence, je revis, je ressuscite, merci Paul, merci Sylvie.

Je suis prête pour une prochaine expérience dès demain, Paul !

 Une randonnée n'est pas une expérience , le dénivelé du saut de la Bourrique est de de deux cent cinquante mètres, le terme ascension est complètement inapproprié, mais quel film me raconte-t-elle ? Sylvie dans un premier temps ne dit mot mais ne peut, bien malgré elle, s'empêcher de laisser transparaître son irritation. 

 Puis elle intervient pour changer de conversation car elle est excédée. 

Nouvelle vive mise au point dans la chambre conjugale.

J'avais déjà remarqué qu'elle supportait mal l'alcool, mais ce soir, elle s'est encore surpassée : "quelle jouissance ! ... ces ascensions ... une cure de jouvence, je revis, je ressuscite... Je suis prête pour une prochaine expérience dès demain..."

"Que lui as-tu donc fait pour qu'elle tienne ces propos délirants  ?

J'ai dû faire un immense effort pour la laisser proférer de telles âneries. Et sa fille, constamment recroquevillée sur elle-même, muette comme une carpe, esquissant de temps à autre un vague sourire de trisomique.

Je n'en peux plus, je déclare forfait, Paul."

Le lendemain matin, au réveil, dans la chambre conjugale, Sylvie n'a pas décoléré  : 

"Cette histoire a quarante ans, il faut maintenant conclure. Une si longue intrigue, sans relation physique, c'est irréel, cela n'a pas de sens. Un amour chaste, à distance, en dehors de toute sensualité, associé à une sorte de rêve, de fantasme, provoque inéluctablement un sentiment de profonde tristesse. C'est pathologique. L’amour sans sexe, c’est l’enfer ! Cela conduit à la démence. Je ne souhaite pas vivre ma retraite avec un fou. Je préfère vieillir seule. Pars avec elle dans son île et surtout ne te retourne pas !

Virginie n'était pas une jeune fille perverse comme tu l'avais imaginé, tu le sais maintenant. Tu avais trente ans, elle quinze, mais c'est toi qui fus faible et pleutre, pas elle. Le vide, le vertige, la hantise du danger mortel s'emparèrent de toi, mais elle ne l'avait pas souhaité, pas même imaginé. 

  Aujourd'hui, elle est là, elle ne t'en veux pas et sa flamme n'est pas complètement  éteinte. 

Rien n'est plus terrible qu'une vie qui s'écoule dans le regret.

Pars avec elle, je te le demande !

Et si une nouvelle fois, tu n'en as pas le courage, alors c'est moi qui partirai.




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